MIETTES PASCALIENNES

Les « miettes » qui vous sont ici communiquées tombent de la table d’un grand prince de l’esprit, notre incomparable Pascal (1623-1662). Ce sont des extraits des Pensées, à partir notamment de l’édition dite de Port-Royal (1670), sur un choix non numéroté de Louis Pauwels.

A cause de leur densité ces Pensées resteront à tout jamais l’expression du génie français, sinon du génie tout court, autant littéraire que mental.

 

   Encore qu’elles soient souvent d’une contexture bâclée, puisque tout juste échappée de sa plume, sans réflexion, sans ordre. Illustration parfaite de l’adage que « l’artiste véritable fait les œuvres d’art sans art », c’est à dire sans apprêts, d’instinct, sans calcul… Ce qui est s’applique ici surtout aux petites phrases, surtout si inachevées.

   Nous laissons de côté, bien sûr, en ce jugement, quelques grandes pièces, au contraire très élaborées mais elles sont rares, comme « Le pari », « Le divertissement », « La raison des effets », « Les trois ordres », « Le Mystère de Jésus », « Du bon usage des maladies »… Nous trouverons les principales en annexe des « miettes », ainsi que le « Mémorial », afin de ne pas priver le lecteur de textes recherchés d’emblée dès qu’on parle de Pascal.

   Des commentaires sans nombre ont été écrits sur l’auteur et son oeuvre (aux multiples facettes car Pascal est essentiellement mathématicien et non pas philosophe ou théologien) ; il ne s’agit ici que de justifier notre choix d’extraits. Ce qui précède n’est là par ailleurs que pour donner envie de poursuivre la lecture jusqu’aux originaux.

   Ce pourquoi, hélas !, il faut du temps. Voilà bien le malheur pour la plupart de nos contemporains, inclusivement les prêtres que nous sommes ! L’actualité nous dévore. Elle s’impose jusqu’en nos loisirs. Jusque dans nos devoirs d’état, la « diversion » pascalienne !

   Sans trop fatiguer nos têtes, le texte que je vous propose veut obvier quelque peu à ces obstacles. En une seule heure on peut le parcourir, quitte à revenir sur tel ou tel point qu’on aura eu soin, au passage, de signaler au crayon sur une feuille. Ce sera un travail fécond de les relier entre eux quand ils affectent le même thème tout en étant en divers endroits dans l’original. Ne pas s’étonner du désordre ni des répétitions. C’est tel que dès le départ !

   Parce que le relativisme fait des ravages dans notre monde, où « l’intelligence est en péril de mort », selon le titre d’un livre de Marcel de Corte, nous avons là de quoi nous refaire à peu de frais une bonne santé mentale. Salvifique pour nous et pour d’autres. Notre apostolat y gagnera en particulier pour l’apologétique, discipline incontournable quoique difficile à ressaisir aujourd’hui…

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   Un surcroît d’intérêt pour notre sujet lui arrive de l’éclairage qu’offre sur la rédaction des Pensées le préambule à l’édition dite « de Port-Royal », 1670, tombée inopinément entre mes mains et que je garde précieusement depuis longtemps. En voici l’essentiel :

   « M. Pascal conçut le dessein de cet ouvrage plusieurs années avant sa mort ; mais il ne faut pas néanmoins s’étonner s’il fut si longtemps sans en rien mettre par écrit ; car il avait toujours accoutumé de songer beaucoup aux choses et de les disposer dans son esprit avant que de les produire au dehors, pour bien considérer et examiner avec soin celles qu’il fallait mettre les premières ou les dernières, et l’ordre qu’il leur devait donner à toutes, afin qu’elles puissent faire l’effet qu’il désirait. Et comme il avait une mémoire excellente, et qu’on peut dire même prodigieuse, en sorte qu’il a souvent assuré qu’il n’avait jamais rien oublié de ce qu’il avait une fois bien imprimé dans son esprit ; lorsqu’il s’était ainsi quelque temps appliqué à un sujet, il ne craignait pas que les pensées qui lui étaient venues lui pussent jamais échapper ; et c’est pourquoi il différait assez souvent de les écrire, soit qu’il n’en eût pas le loisir, soit que sa santé, qui a presque toujours été languissante et imparfaite, ne fût pas assez forte pour lui permettre de travailler avec application.

   C’est ce qui a été cause que l’on a perdu, à sa mort la plus grande partie de ce qu’il avait conçu touchant son dessein. Car il n’a presque rien écrit des principales raisons dont il voulait se servir, des fondements sur lesquels il prétendait appuyer son ouvrage, et de l’ordre qu’il voulait y garder ; ce qui était assurément très considérable. Tout cela était tellement gravé dans son esprit et dans sa mémoire qu’ayant négligé de l’écrire lorsqu’il l’aurait peut-être pu faire, il se trouva, lorsqu’il l’aurait bien voulu, hors d’état d’y pouvoir du tout travailler.

   Il se rencontra néanmoins une occasion, il y a environ dix ou douze ans, en laquelle on l’obligea, non pas d’écrire ce qu’il avait dans l’esprit sur ce sujet-là, mais d’en dire quelque chose de vive voix. Il le fit donc en présence et à la prière de plusieurs personnes très considérables de ses amis. Il leur développa en peu de mots le plan de tout son ouvrage ; il leur représenta ce qui devait en faire le sujet et la matière ; il leur en apporta en abrégé les raisons et les principes, et il leur expliqua l’ordre et la suite des choses qu’il y voulait traiter. Et ces personnes, qui sont aussi capables qu’on le puisse être de juger de ces sortes de choses, avouent qu’elles n’ont jamais rien entendu de plus beau, de plus fort, de plus touchant, ni de plus convaincant, qu’elles en furent charmées ; et que ce qu’elle virent de ce projet et de ce dessein dans un discours de deux ou trois heures, fait ainsi sur-le-champ sans avoir été prémédité ni travaillé, leur fit juger ce que ce pourrait être un jour, s’il était jamais exécuté et conduit à sa perfection par une personne dont ils connaissaient la force et la capacité, qui avait accoutumé de tant travailler tous ses ouvrages, qui ne se contentait presque jamais de ses premières pensées, quelque bonnes qu’elles parussent aux autres, et qui a refait souvent jusqu’à huit ou dix fois des pièces que tout autre que lui trouvait admirables dès la première…

   (Suit un petit résumé du projet, puis) : Voilà en substance les principales choses dont il entreprit de parler dans tout ce discours, qu’il ne proposa à ceux qui l’entendirent que comme l’abrégé du grand ouvrage qu’il méditait, et c’est par ce moyen de l’un de ceux qui y furent présents qu’on a su depuis le peu que je viens d’en rapporter…

   Si l’on avait seulement ce discours-là par écrit tout au long et en la manière qu’il fut prononcé, l’on aurait quelque sujet de se consoler de la perte de cet ouvrage, et l’on pourrait dire qu’on en aurait au moins un petit échantillon, quoique fort imparfait. Mais Dieu n’a pas permis qu’il nous ait laissé ni l’un ni l’autre ; car peu de temps après il tomba malade d’une maladie de langueur et de faiblesse qui dura les quatre dernières années de sa vie, et qui, quoiqu’elle parût fort peu au dehors, et qu’elle ne l’obligeât pas de garder le lit ni la chambre, ne laissait pas de l’incommoder beaucoup, et de le rendre presque incapable de s’appliquer à quoi que ce fut : de sorte que le plus grand soin et la principale occupation de ceux qui étaient auprès de lui étaient de le détourner d’écrire, et même de parler de tout ce qui demandait quelque application et quelque contention d’esprit, et de ne l’entretenir que de choses indifférentes et incapables de le fatiguer.

   C’est néanmoins pendant ces quatre années de langueur et de maladie qu’il a fait et écrit tout ce qu’on a de lui de cet ouvrage qu’il méditait, et tout ce qu’on en donne au public. Car, quoiqu’il attendît que sa santé fut entièrement rétablie pour y travailler tout de bon, et pour écrire les choses qu’il avait déjà digérées et disposées dans son esprit ; cependant lorsqu’il lui survenait quelques nouvelles pensées, quelques vues, quelques idées, ou même quelques tours et quelques expressions qu’il prévoyait lui pouvoir un jour servir pour son dessein, comme il n’était pas alors en état de s’y appliquer aussi fortement qu’il faisait quand il se portait bien, ni de les imprimer dans son esprit et dans sa mémoire, il aimait mieux en mettre quelque chose par écrit pour ne le pas oublier ; et pour cela il prenait le premier morceau de papier qu’il trouvait sous sa main, sur lequel il mettait sa pensée en peu de mots, et fort souvent même seulement à demi-mot ; car il ne l’écrivait que pour lui ; et c’est pourquoi il se contentait de le faire fort légèrement, pour ne pas se fatiguer l’esprit, et d’y mettre seulement les choses qui étaient nécessaires pour le faire ressouvenir des vues et des idées qu’il avait.

   C’est ainsi qu’il a fait la plupart des fragments qu’on trouvera dans ce recueil ; de sorte qu’il

ne faut pas s’étonner s’il y en a quelques-uns qui sont assez imparfaits, trop courts et trop peu expliqués, et dans lesquels on peut même trouver des termes et des expressions moins propres et moins élégantes. Il arrivait néanmoins quelquefois qu’ayant la plume à la main, il ne pouvait s’empêcher, en suivant son inclination, de pousser ses pensées, et de les étendre un peu davantage, quoique ce ne fût jamais avec la force et l’application d’esprit qu’il aurait pu faire en parfaite santé. Et c’est pourquoi l’on en trouvera aussi quelques unes plus étendues et mieux écrites, et des chapitres plus suivis et plus parfaits que les autres.

   Voilà de quelle manière ont été écrites ces pensées… On eut un très grand soin, après la mort de M.Pascal, de recueillir tous les écrits qu’il avait faits sur la matière susdite. On les trouva tous enfilés en diverses liasses, mais sans aucun ordre et sans aucune suite, parce que, comme je l’ai déjà remarqué, ce n’étaient que les premières expressions de ses pensées qu’il écrivait sur de petits morceaux de papier à mesure qu’elles lui venaient dans l’esprit. Et tout cela était si imparfait et si mal écrit qu’on a eu toutes les peines du monde à les déchiffrer… »

 

   Vint alors le double problème et de les publier et de leur donner un ordre. La publication fut décidée, d’abord en les présentant tels qu’ils étaient ; pour ce qui est de l’ordre à suivre par la suite, tant de propositions furent faites qu’on en discute encore… Dans mon présent texte, résumé de résumés, nous publions dans le même ordre ou plutôt désordre, redites incluses éventuellement, telles que nous les trouvons dans l’édition mentionnée dite de Port-Royal, choix établi (rétabli ou modifié ?) plus tard par Louis Pauwels. Ce sera belle entreprise pour nos lecteurs d’imposer le leur ; crayon à la main, ils sauront rassembler ce qui se ressemble !



Je vous suggère trois titres pour la division : I) Propos de philosophie II) Propos de théologie III) Propos de morale pratique. Hélène Michon, dans son livre L’ordre du cœur (H. Champion, 1996), vous offrirait une autre présentation des Pensées en général et donc aussi de nos extraits, suivant ses destinataires : « Au libertin, une réponse philosophique ; à l’hérétique, une réponse théologique ; au mondain, une réponse mystique ».

On mettra en Annexe, comme annoncé plus haut, quelques pièces plus élaborées pour lesquelles ne convient pas, évidemment, le terme de « miettes ». J’y ferai quelques ajouts de ma plume.

 

 

 TEXTES

  

 

     « Le roi parle froidement d’un grand don qu’il vient de faire. Ainsi Jésus-Christ parle froidement des choses les plus grandes et les plus relevées (le ciel, l’enfer, etc), car si elles le sont à notre égard, elles ne le sont pas pour lui. »

   « Quand on lit trop vite ou trop doucement on n’entend rien. »

   « Si l’on est trop jeune on ne juge pas bien ; trop vieil, de même. »

   « Si on considère son ouvrage incontinent après l’avoir fait, on y est encore tout prévenu ; si trop longtemps après, on n’y entre plus. Ainsi les tableaux, vus de trop loin ou de trop près. Et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu. La perspective l’assure dans l’art de la peinture, mais dans la vérité et la morale, qui l’assignera ? »

     « Trop et trop peu de vin. – Ne lui en donnez pas, il ne peut trouver la vérité. Donnez-lui en trop : de même. »

   « Quand dans un discours se trouvent des mots répétés, et qu’essayant de les corriger, on les trouve si propres qu’on gâterait le discours, il les faut laisser, c’en est la marque ; et c’est là la part de l’envie, qui est aveugle, et qui ne sait pas que cette répétition n’est pas fausse en cet endroit, car il n’y a point de règle générale. »

   « J’écrirai ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein : c’est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même. Je ferais trop d’honneur à mon sujet, si je le traitais avec ordre, puisque je veux montrer qu’il en est incapable. »

   « A mesure qu’on a plus d’esprit, on trouve qu’il y a plus d’hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent point de différence entre les hommes. »

« La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours d’officiers et de toute sorte de choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur, fait que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ces accompagnements, imprime dans leurs sujets le respect et la terreur, parce qu’on ne sépare pas dans la pensée leurs personnes d’avec leurs suites… »

   « Qui ne voit la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de l’avenir.

   Mais, ôtez leur divertissement, vous les verrez se sécher d’ennui. »

   « Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous rappelons le passé. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont rien. »

   « L’esprit de ce souverain juge du monde n’est pas si indépendant qu’il ne soit sujet à être troublé par le premier tintamarre qui se fait autour de lui… Ne vous étonnez point s’il ne raisonne pas bien à présent ; une mouche bourdonne à ses oreilles… »

   « Le plaisant dieu que voilà ! O ridicolosissimo heroe ! »

   « La puissance des mouches, elles gagnent des batailles, empêchent notre âme d’agir, mangent notre corps. »

   « Il n’est pas bon d’être trop libre.

   Il n’est pas bon d’avoir toutes les nécessités. »

  « Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux ! »

   « Curiosité n’est que vanité. Le plus souvent on ne veut savoir que pour en parler, autrement on ne voyagerait pas sur la mer pour ne jamais en rien dire et pour le seul plaisir de voir, sans espérance d’en jamais communiquer. … La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme qu’un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir des admirateurs, et les philosophes mêmes en veulent, et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire de les avoir lus, et moi qui écris ceci ai peut-être cette envie, et peut-être que ceux qui le liront… »

   « Ne pouvant faire qu’il soit forcé d’obéir à la justice on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force. Ne pouvant fortifier la justice on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien… La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique. »

« D’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas et qu’un esprit boiteux nous irrite ? A cause qu’un boiteux reconnaît que nous allons droit, et qu’un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons. Sans cela nous en aurions pitié et non colère.

   Epictète demande bien plus fortement pourquoi ne nous fâchons-nous pas si on dit que nous avons mal à la tête, et que nous nous fâchons de ce qu’on dit que nous raisonnons mal, ou que nous choisissons mal.

   Ce qui cause cela est que nous sommes bien certains que nous n’avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes pas boiteux, mais nous ne sommes pas si assurés que nous choisissons le vrai. De sorte que n’en ayant d’assurance qu’à cause que nous le voyons de toute notre vue, quand un autre voit de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspend et nous étonne. Et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix, car il faut préférer nos lumières à celles de tant d’autres. Et cela est hardi et difficile. Il n’y a jamais cette contradiction dans les sens touchant le boiteux. »

« Si un animal faisait par esprit ce qu’il fait par instinct, et s’il parlait par esprit ce qu’il parle par instinct pour la chasse et pour avertir ses camarades que la proie est trouvée ou perdue, il parlerait bien aussi pour des choses où il a plus d’affection, comme pour dire : rongez cette corde qui me blesse et où je ne puis atteindre. »

   « Le bec du perroquet qu’il essuie, quoi qu’il soit net »

   « Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête, car ce n’est que l’expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds. Mais je ne puis concevoir l’homme sans pensée. Ce serait une pierre ou une brute. »

   « Qu’est-ce qui sent du plaisir en nous ? Est-ce la main, est-ce la chair, est-ce le sang ? On verra qu’il faut que ce soit quelque chose d’immatériel… Il est impossible que la partie qui raisonne soit autre chose que spirituelle. »

   « Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée je le comprends. »

   « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable ; un arbre ne se connaît pas misérable. »

   « Toutes ses misères prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur. Misères d’un roi dépossédé. »

   « Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. IL est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre, mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre. »

   « La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Mais qu’est-ce que nature ? J’ai bien peur que cette nature ne soit elle même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. »

   « Que de natures en celle de l’homme… S’il se vante je l’abaisse. S’il s’abaisse je le vante. Et le contredis toujours jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible. »

   « Les hommes n’ayant su guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser. »

   « L’extrême esprit est accusé de folie comme l’extrême défaut. Rien que la médiocrité n’est bon. C’est la pluralité qui a établi cela, et qui mord quiconque s’en échappe par quelque bout que ce soit. Je ne m’y obstinerai pas, je consens bien qu’on m’y mette, et me refuse d’être au bas bout, non pas parce qu’il est bas, mais parce qu’il est bout ; car je refuserais de même qu’on me mît en haut. C’est sortir de l’humanité que de sortir du milieu. La grandeur de l’âme humaine consiste à savoir s’y tenir ; tant s’en faut que la grandeur soit à en sortir, qu’elle est à n’en point sortir. »

« La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique. »

   « Ne pouvant justifier la justice, on a justifié la force. »

   « Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple. »

   « Le plus grand des maux est les guerres civiles. Elles sont sûres si on veut récompenser les mérites, car tous disent qu’ils méritent. »

« Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends. »

   « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable ; un arbre ne se connaît pas misérable. »

   « Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre, mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre. »

   « Je sens que je puis n’avoir point été, car le moi consiste dans ma pensée ; donc moi qui pense n’avoir point été, si ma mère eût été tuée avant que j’eusse été animé, donc je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel ni infini, mais je vois biens qu’il y a dans la nature un être nécessaire, éternel et infini. »

   « Athéisme marque de force d’esprit, mais jusqu’à un certain degré seulement. »

   « Il importe toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle. »

   « Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais. »

   « Entre nous et l’enfer ou le ciel il n’y a que la vie entre deux qui est la chose du monde la plus fragile. »

   « Un homme dans un cachot, ne sachant pas si son arrêt est donné, n’ayant plus qu’une heure pour l’apprendre, cette heure suffisant, s’il sait qu’il est donné pour le faire révoquer. Il est contre nature qu’il emploie cette heure-là, non à s’informer si l’arrêt est donné, mais à jouer au piquet. »

   « Nous courons sans souci dans le précipice, après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir. »

   « Si on soumet tout à la raison, notre religion n’aura rien de mystérieux et de surnaturel.

   Si on choque les principes de la raison, notre religion serait absurde et criminelle. »

«  Saint Augustin. La raison ne se soumettrait jamais si elle ne jugeait pas qu’il y a des occasions où elle doit se soumettre «  

   « Ce sera une des confusions des damnés de voir qu’ils seront condamnés par leur propre raison, par laquelle ils ont prétendu condamner la religion chrétienne. »

   « Deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison. »

   « Je ne serais pas chrétien sans les miracles, dit saint Augustin. »

   « On n’aurait point péché en ne croyant pas Jésus-Christ sans les miracles. »

   « Jésus-Christ a fait des miracles, et les apôtres ensuite, et les premiers saints en grand nombre ; parce que les prophéties n’étant pas accomplies, et s’accomplissant par eux, rien ne témoignait que les miracles. »

   « La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent. Elle n’est que faible, si elle ne va jusqu’à reconnaître cela. »

   « La plus grande des preuves de Jésus-Christ sont les prophéties. »

   « Nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ… Pour prouver Jésus-Christ nous avons les prophéties qui sont des preuves solides et palpables. Et ces prophéties étant accomplies et prouvées véritables par l’événement, marquent la certitude de ces vérités, et partant la preuve de la divinité de Jésus-Christ. – En lui et par lui nous connaissons donc Dieu, etc. »

   « Les preuves de Dieu métaphysiques sont si éloignées du raisonnement des hommes, et si impliquées, qu’elles frappent peu ; et quand cela servirait à quelques-uns, cela ne servirait que pendant l’instant qu’ils voient cette démonstration, mais une heure après ils craignent de s’être trompés. »

   « Les hommes ont mépris pour la religion ; ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie. Pour guérir cela, il faut commence par montrer que la religion n’est point contraire à la raison, vénérable, en donner respect ;

   La rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu’elle fût vraie ; et puis montrer qu’elle est vraie.

   Vénérable, parce qu’elle a bien connu l’homme ;

   Aimable, parce qu’elle promet le vrai bien.

   « On se croit naturellement bien plus capable d’arriver au centre des choses que d’embrasser leur circonférence ; l’étendue visible du monde nous surpasse visiblement ; mais comme c’est nous qui surpassons les petites choses, nous nous croyons plus capables de les posséder, et cependant il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu’au néant que jusqu’au tout ; il la faut infinie pour l’un et l’autre, et il me semble que qui aurait compris les derniers principes des choses pourrait aussi arriver à connaître l’infini. L’un dépend de l’autre et l’un conduit à l’autre. Ces extrémités se touchent et se réunissent à force de s’être éloignées, et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement. »

   « Puisqu’on ne peut être universel en sachant ce qui se peut savoir sur tout, il faut savoir peu de tout, car il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d’une chose. Cette universalité est la plus belle. Si on pouvait avoir les deux, encore mieux, mais s’il faut choisir, il faut choisir celle-là. »

   « Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la conférence nulle part. »

   « Qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. »

   « Trop de distance et trop de proximité empêchent la vue ; trop de longueur et trop de brièveté de discours l’obscurcit ; trop de vérités nous étonne (j’en sais qui ne peuvent comprendre que qui de zéro ôte quatre reste zéro) ; les premiers principes ont trop d’évidence pour nous ; trop de plaisir incommode ; trop de consonances déplaisent dans la musique ; et trop de bienfaits irrite : nous voulons avoir de quoi surpayer la dette. »

   « Toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et le plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties. »

   « L’homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature ; car il ne peut concevoir ce que c’est que corps, et encore moins ce que c’est qu’esprit, et moins qu’aucune chose comme un corps peut être uni avec un esprit. »

   « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser, une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui ; l’univers n’en sait rien.

   Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il nous faut relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale. »

   « Différence entre Jésus-Christ et Mahomet - Mahomet, non prédit ; Jésus-Christ, prédit. Mahomet, en tuant ; Jésus-Christ, en faisant tuer les siens. Mahomet, en défendant de lire ; les Apôtres, en ordonnant de lire. Enfin, cela est si contraire que, si Mahomet a pris la voie de réussir humainement, Jésus-Christ a pris celle de périr humainement ; et qu’au lieu de conclure que, puisque Mahomet a réussi, Jésus-Christ a bien pu réussir, il faut dire que, puisque Mahomet a réussi, Jésus-Christ devait périr. »

   « Jésus-Christ est un Dieu dont on s’approche sans orgueil, et sous lequel on s’abaisse sans désespoir. »

   « Ce sont les clartés qui méritent, quand elles sont divines, qu’on vénère les obscurités. »

   «  Incrédules, les plus crédules, ils croient les miracles de Vespasien pour ne pas croire ceux de Moïse. »

   « Comme Jésus-Christ est demeuré inconnu parmi les hommes, ainsi la vérité demeure parmi les opinions communes, sans différence à l’extérieur. Ainsi l’Eucharistie parmi le pain commun. »  

   « « Dieu, pour rendre le Messie connaissable aux bons et méconnaissable aux méchants la fait prédire en cette sorte. Si la manière eût été prédite clairement il n’y eût point eu d’obscurité, même pour les méchants ; si le temps eût été prédit obscurément il y eut obscurité même pour les bons. »

     « Que disent les prophètes de Jésus-Christ ? Qu’il sera évidemment Dieu ? Non ; mais qu’il est un Dieu véritablement caché ; qu’il sera méconnu ; qu’on ne pensera point que ce soit lui ; qu’il sera une pierre d’achoppement, à laquelle plusieurs se heurteront, etc. Qu’on ne nous reproche donc plus le manque de clarté, puisque nous en faisons profession. Mais, dit-on, il y a des obscurités. Et sans cela, on ne serait pas aheurté à Jésus-Christ, et c’est un des desseins formels des prophètes : excaeca… »

   « Il y a assez de clarté pour éclairer les élus et assez d’obscurité pour les humilier. Il y a assez d’obscurité pour aveugler les réprouvés et assez de clarté pour les condamner et les rendre inexcusables. ».

   « La généalogie de Jésus-Christ dans l’Ancien Testament est mêlée parmi tant d’autres inutiles, qu’elle ne peut être discernée. Si Moïse n’eût tenu registre que des ancêtres de Jésus-Christ, cela eût été trop visible. S’il n’eût pas marqué celle de Jésus-Christ, cela n’eût pas été assez visible. Mais, après tout, qui y regarde de près voit celle de Jésus-Christ bien discernée par Thamar, Ruth, etc…

   Ainsi toutes les faiblesses très apparentes sont des forces. Exemple : les deux généalogies de saint Mathieu et saint Luc. Qu’y a-t-il de plus clair que cela n’a pas été fait de concert ?

   « Dieu voulant priver les siens de biens périssables, pour montrer que ce n’était pas par impuissance, il a fait le peuple juif. »

   « L’homme n’est pas digne de Dieu, mais il n’est pas incapable d’en être rendu digne. Il est indigne de Dieu de se joindre à l’homme misérable ; mais il n’est pas indigne de Dieu de le tirer de sa misère. »

   « Dieu étant caché, toute religion qui ne dit pas que Dieu est caché n’est pas véritable. »

   « Pour entendre l’Ecriture, il faut avoir un sens dans lequel tous les passages contraires s’accordent. »

   « Un portrait porte absence et présence, plaisir et déplaisir. La réalité exclut absence et déplaisir.

   Pour savoir si la loi et les sacrifices sont réalité ou figure, il faut voir si les prophètes, en parlant de ces choses, y arrêtaient leur vue et leur pensée, en sorte qu’ils n’y vissent que cette ancienne alliance, ou s’ils y voient quelque autre chose dont elle fut la peinture ; car dans un portrait on voit la chose figurée. Il ne faut pour cela qu’examiner ce qu’ils en disent.

   Quand ils disent qu’elle sera éternelle, entendent-ils parler de l’alliance de laquelle ils disent qu’elle sera changée ; et de même des sacrifices, etc.