NOTRE SÉLECTION

Certains adhérents ont souhaité relire ce commentaire du Notre Père établi par

Roger le Masne, sociétaire de notre Association, et paru dans une ancienne revue.

Nous sommes heureux de le publier ici.


LA QUESTION DU "PATER"


        Dans son petit ouvrage A l’écoute du Notre Père, 1971, condensé de la thèse qu’il avait soutenue (devant le cardinal Daniélou) à l’Institut catholique de Paris en 1969, Recherches sur le Notre Père, l’abbé Carmignac présente la question de façon aussi sainte que lumineuse.

Nous ne reprenons pas ici les divers points abordés dans cet ouvrage, notamment le "vienne" substitué à "arrive", notamment le "aussi" (intempestif), notamment le supersubstantialem de saint Jérôme devenu le "quotidien" etc. Limitons-nous à la sixième demande qui dans le latin de la Vulgate est Et ne nos inducas in tentationem.

        Nous trouvons la prière du Seigneur dans les évangiles sous deux formes, une forme courte chez saint Luc (11, 1-4) et une forme plus développée chez saint Matthieu (6, 9-13). C’est cette dernière qui a été retenue par saint Jérôme.

Pendant des siècles nos ancêtres ont prié le Seigneur avec la formule de notre enfance et de notre mariage pour beaucoup : "Et ne nous laissez pas succomber à la tentation". Traduction mauvaise peut-être, disait l’abbé Carmignac, mais vénérable en raison de son ancienneté ; et il ajoutait que si on la changeait nous étions en droit d’attendre une formule meilleure alors que l’on nous a donné une formule pire. La traduction de Port-Royal - très belle traduction exécutée sous l’impulsion de Louis-Isaac Lemaître de Sacy par les Solitaires au nombre desquels Pascal, 1667 - offrait "Et ne nous abandonnez point à la tentation".

En 1922 un "anonyme protestant" (dixit Carmignac) a créé la formule nouvelle "Et ne nous soumets pas à la tentation". Pour une raison inconnue c’est cette traduction que la Bible de Jérusalem a choisie en 1955 (en même temps du reste que le tutoiement auquel l’abbé Carmignac dit se résigner).

Et c’est cette traduction qui a été retenue pour la version officielle des Églises francophones, prétendument pour une raison d’œcuménisme, bien que des protestants l’aient critiquée.

C’est en effet lors de la semaine de l’Unité en janvier 1966 que la nouvelle traduction du Pater (avec cette formule mais aussi avec d’autres modifications) a été mise en place ad experimentum ; et dès Pâques 1966, sans que, semble-t-il, l’on ait eu le temps d’"expérimenter", elle est devenue la version officielle.

Rapidement plusieurs réactions sont apparues. Parmi les personnes qui n’acceptaient pas la traduction "ne nous soumets pas à la tentation", se trouvait l’abbé Carmignac qui la qualifiait de "blasphématoire". Il écrit : « Si Dieu exerce le moindre rôle positif dans la ten­tation, il ne peut plus être infiniment saint, puisqu'il contribue par la tentation à inciter au péché, et il ne peut plus être infiniment bon, puisqu'il contribue à entraîner ses enfants de la terre vers le plus grand des malheurs ». Et, faisant appel à l’"analogie de la foi", il s’appuie sur la Bible, épître de saint Jacques (1,13) : Que nul ne dise, s’il est tenté, "c’est Dieu qui me tente".

        La question se pose alors : comment traduire ?

1 - Il ne s’agit pas de traduire Et ne nos inducas in tentationem, formule qui est déjà une traduction (traduttore traditore, aphorisme qui signifie que toute traduction est fatalement infidèle), mais de traduire les paroles originales du Christ. Malheureusement celles-ci, qui étaient en araméen ou plus probablement en hébreu, langue sacrée, sont inconnues. Il y a tout de même une étape antérieure à laquelle il faudrait se raccrocher, première traduction en grec :

"et ne pas emporte-nous dans (l') épreuve, mais délivre-nous du Malin"

(Est utilisé ici le Nouveau Testament interlinéaire grec/français, édition Alliance biblique universelle, donc édition protestante, mais peu importe, et c’est bien utile.)

  2 - "Non pas" : comment traduire, mais d’abord : comment ne pas traduire ? La traduction "Ne nous soumets pas à la tentation" est inadmissible car elle est contraire à ce que l’on appelle « l’analogie de la foi », c’est à dire qu’il ne peut y avoir de contradiction dans la Bible, document inspiré. Or nous avons cité l’épître de saint Jacques : Que nul ne dise "c’est Dieu qui me tente". (Jc 1,13). Raison pour laquelle l’abbé Carmignac a écrit dans son testament: "Veiller à ce que ne soit jamais récitée à mes obsèques ou près de mon cercueil la traduction blasphématoire du Notre Père". Pour lui, juxtaposer les mots Dieu et tentateur était un blasphème. Tentateur est un des noms de Satan (Mt 4,3 ; 1 Th 3,5) avec Menteur, Homicide entre autres, etc.

3 - Subjectivement, le "soumets" déplaît à certains (réflexion que l’on peut ne pas partager). Ne peut-on y voir une connotation avec l’Islam ? Les musulmans sont des soumis. Pour les chrétiens, la relation avec Dieu est au contraire l’amour d’êtres libres. Le problème de la tentation se raccroche d’une certaine façon au "problème du mal" qui trouble beaucoup de personnes, catholiques ou non. Comment Dieu, s’il est bon et tout-puissant, peut-il permettre telle ou telle chose ? Essai de réponse : Dieu, parce qu’il est amour, a créé des hommes libres pour avoir une relation d’amour (non de soumission de leur part) avec eux. Mais une société ne peut fonctionner si elle ne comporte pas d’interdits (les sens interdits de nos rues, le manche de la casserole d’eau bouillante pour l’enfant). Dans un but pédagogique Dieu a placé devant l’homme des interdits. Mais il ne pouvait aimer que des hommes libres, non des robots conditionnés au bien. Malheureusement, dès le premier interdit, "de l'arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne mangeras pas", le premier homme a commis la transgression, poussé par Satan. Dans un long et riche commentaire, Jean-Paul II nous dit que le péché originel doit être qualifié d’historique, sinon ce serait un mythe et nous aurions été sauvés pour un mythe. C’était effectivement une épreuve pour Adam mais que nul ne dise que ce faisant, Dieu a soumis Adam à la tentation. (cf. plus haut Jc 1,13) ; de même qu’il n’a pas soumis Job à la tentation, il a seulement permis à Satan de rencontrer Job. Alors comment traduire la sixième demande ? Rappelons l’explication de l’abbé Carmignac.

4 - Explication : place de la négation dans un verbe à la forme causative. Le verbe hébreu peut épouser trois formes, la forme normale, exemple "manger", la forme intensive "manger gloutonnement", "dévorer", et la forme causative "faire manger", c’est-à-dire "nourrir". Si négation il y a pour la forme causative, celle-ci peut porter, ou bien sur le premier terme ou bien sur le second, c’est à dire ou bien sur "faire" ou bien sur "manger". Premier cas : (ne pas) – (faire manger), c'est à dire ne pas nourrir. Deuxième cas : (faire) – (ne pas manger), c’est à dire empêcher de manger. Le sens résultant est différent.

Mettons "tomber" à la place de "manger". Forme positive "faire tomber". Plaçons une négation. Premier cas : (ne pas) – (faire tomber) ce qui signifie ne pas placer un pavé devant le pied ce qui ferait trébucher. Deuxième cas : (faire) – (ne pas tomber) ce qui signifie que si un pavé se présente devant le pied on empêche de tomber, c’est à dire empêcher de tomber si l’on risque de tomber. Pour l’abbé Carmignac la seconde forme est la seule bonne. L’abbé Carmignac ne prenait pas cet exemple de pavé mais c’était en substance ce qu’il voulait dire.

5 - J’ai alors personnellement demandé à l’abbé Carmignac (en 1984-85) comment il se faisait que les évêques de l’époque (années 1965, traduction ad experimentum en janvier 1966, traduction officialisée à Pâques 1966) avaient accepté cette mauvaise traduction. Réponse verbale de l’abbé Carmignac, qui, semble-t-il, peut être rapportée plus d’un quart de siècle après : les évêques de l’époque sortaient de l’Action catholique, ils avaient une faible formation en théologie. Ce sont de jeunes prêtres qui se disaient "théologiens" qui ont donné cette traduction. Alors, du moment que c’étaient des théologiens, les évêques ont tout accepté (ont tout "gobé" disait l’abbé Carmignac) sans trop réfléchir.

  L’abbé Carmignac lui-même avait déjà levé le voile en 1967 dans la revue Foi et Langage, revue fondée par Alain Guillermou. Dans le numéro 5/6 (1967) l’abbé Carmignac écrit : «  Dans les études que j'ai publiées sur la traduction actuelle du Notre Père, j'ai eu soin d'éviter toute polémique et de rester sur le plan scientifique. Je me suis donc toujours abstenu de parler de la façon dont la regrettable traduction actuelle a été faite et imposée (...). [Mais] la discussion sur les modalités de réa­lisation de cette traduction étant apparue [je me vois contraint de] rappeler très brièvement quelques faits (…). Bien que je sache beaucoup de choses sur les dessous de cette malheureuse affaire, je n'ai jamais consenti à divulguer mes renseignements, par respect pour les personnes qui seraient compromises. Après ma mort, un volumineux dossier sera remis à la Bibliothèque Nationale et ainsi les historiens de l'avenir seront amplement documentés. Voici le texte même de l’abbé Carmignac (Foi et langage n° 5/6) :

1) Ce n'est pas sur mandat des Évêques de France que certains catholiques ont pris l'initiative de former, avec des protestants, une commission pour rédiger une nouvelle traduction du Notre Père.

2) Parmi les catholiques de cette commission ne figurait aucun exégète.

3) Cette commission n'a consulté ni le professeur d'exégèse du Nouveau testament de l'Institut catholique de Paris, ni celui de l'Institut catholique d'Angers, ni celui de l'Université de Fribourg, ni celui de l'Institut catholique de Lille, ni celui de l'Université de Louvain, ni celui de l'Université de Strasbourg, ni celui de l'Institut catholique de Toulouse. Le professeur de l'Institut catholique de Lyon a, certes, été consulté, mais il n'a pas donné de réponse en ce qui concerne la sixième demande du Notre Père.

4) C'est pour des motifs non scientifiques et non exégétiques que la traduction actuelle de la sixième demande a été adoptée.

5) Après l'adoption de cette traduction, on a consulté un exégète catholique, mais qui n'était nullement mandaté par ses collègues ; d'abord réticent, il a fini par ratifier la traduction qu'on lui soumettait.

6) Plusieurs évêques ont voulu s'opposer à cette traduction : on leur a dit qu'elle représentait « le sentiment des exégètes ».

7) Après la promulgation de cette traduction, une lettre de protestation a été envoyée le 19 janvier 1966 à tous les Évêques de France ; deux seulement ont répondu.

8) Un groupe de 29 exégètes français a présenté une supplique collective aux Évêques de France, où ils leur demandaient « d'adopter le principe d'une révision et de constituer à cet effet une commission d'exégètes spécialement qualifiés dans l'étude du Nouveau Testament » ; cette supplique est restée sans effet.

9) Jamais il n'a été possible d'obtenir que la traduction du Notre Père, et spécialement celle de la sixième demande, soit soumise à l'examen d'une vraie commission formée par des exégètes compétents et dûment mandatés.

10) Quant à la valeur scientifique de la traduction actuelle, je ne puis pas résumer en quelques lignes ce que j'ai exposé soit dans mon gros volume soit dans mon petit volume sur le Notre Père.

11) Certains disent : Si mauvaise que soit cette traduction, on peut tout de même lui donner un sens acceptable, par exem­ple en comprenant « épreuve » à la place de « tentation »... Réponse : Non. On n'a pas le droit de projeter ses idées dans un texte ; on doit chercher à le comprendre selon le sens objectif des termes qu'il contient et selon son genre littéraire particulier.

  Et Alain Guillermou conclut cet article (en 1967) par ces mots : "L’idée d’avoir à attendre la disparition de M. l’Abbé Carmignac pour savoir la vérité nous plonge dans le désarroi. Quelle horrible alternative !".

L’Abbé Carmignac est mort en 1986. Malheureusement, pour une raison inconnue ses archives ont été transportées, non à la Bibliothèque nationale où elles auraient peut-être été davantage en sûreté, mais à l’Institut catholique de Paris. Peu après sa mort je suis allé à l’Institut catholique et j’ai personnellement obtenu du Recteur, le Père Valdrini, l’autorisation de consulter ces archives. Et lors de la première visite, alors que j’avais commencé, le Père Valdrini a surgi me disant que l’autorisation était différée. Les années ont passé. Un nouveau recteur a été nommé, un laïc M. Maïla. Je suis allé le voir et, fort courtoisement il m’a donné l’autorisation requise, en tant que président de l’association des Amis de l’Abbé Jean Carmignac. Mais il ne devait pas être au courant des soubresauts précédents car peu après il me l’a retirée, sans motif. Je ne peux pas ne pas me poser des questions lorsque je rapproche ces deux autorisations brusquement retirées avec ce que disait l’Abbé Carmignac dans Foi et Langage : "Après ma mort, un volumineux dossier sera re­mis à la Bibliothèque Nationale et ainsi les historiens de l'avenir seront amplement documentés".

        Pour conclure reprenons en substance ce que disait l’abbé Carmignac.

Nous nous accrochons à un problème de traduction. Mais ne devons-nous pas, outre cet intellectualisme de bon aloi, nous imprégner aussi du mystère de la présence de Dieu en nous, mystère au sens de : inaccessible à la raison humaine, impénétrable. "Toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu" (Pascal). N’y a-t-il pas un sentiment de suffisance, proche de l’orgueil, de dire, de nous-mêmes, que Dieu ne devrait pas …, Dieu ne peut pas faire que…, Dieu ne doit pas nous … tenter ou mettre à l’épreuve, dilemme de la traduction impossible.


Nota 1 - L’association a proposé à la Commission épiscopale pour la liturgie la traduction "Et garde-nous d’entrer dans la tentation" qui a l’avantage de comporter le même nombre de syllabes que "Et ne nous soumets pas à la tentation". Cette formule peut donc être chantée sur la mélodie actuelle.

2 - Le tentatio latin signifie habituellement épreuve mais non tentation. (Voir Gaffiot).

 

Roger le Masne, Président de l’Association des Amis de l’Abbé Jean Carmignac