Dominique Sabourdin-Perrin

Conférence aux Ecrivains catholiques

le 18 mars 2014

Les Martyrs des Carmes

 

Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit,

Les circonstances fâcheuses où se trouvent les ecclésiastiques qui ont refusé le serment exigé par l'Assemblée Constituante, devant leur faire craindre la fureur du peuple que l'on cherche à animer contre eux, je me crois dans le cas de mettre par écrit mes volontés, si Dieu permettait que je fusse victime de cette animosité.

Je déclare que je n'ai rien à me reprocher sur ce qu'on appelle contre-révolution ; que je n'ai jamais directement ou indirectement rien fait contre le nouveau gouvernement, que personne ne s'est plus porté que moi à payer de bonne grâce les secours que chacun doit à sa patrie : voilà ce qui regarde la puissance temporelle.

Je déclare, en outre que je suis évêque catholique, apostolique et romain ; que je crois toutes les vérités que ma religion m'a enseignées et me charge de pratiquer et enseigner ; qu'avec la grâce de Dieu que j'implore humblement, je mourrai dans le sein de l'Eglise catholique, apostolique et romaine.

Je demande pardon à Dieu des fautes et négligences que j'ai pu commettre dans l'exercice du redoutable ministère que l'Eglise m'a confié, ainsi que de toutes les fautes que j'ai commises pendant ma vie ! J'espère de la miséricorde infinie, la rémission de mes péchés et la vie bienheureuse promise aux élus.

J'institue le bureau des pauvres de la ville de Beauvais pour légataire universel. Je recommande et même ordonne d'être enterré en vrai pauvre.

                         A Paris, ce 13 août 1792

         La Rochefoucauld, consacré évêque de Beauvais en 1772


François-Joseph de La Rochefoucauld écrit ce testament, alors qu’il sent l’heure venue de se préparer au pire, sans pouvoir définir encore ce que peut être le pire.

La situation politique et sociale de la France est devenue ingérable. Une forme de folie s'est emparée du peuple. A Nîmes, Arles, Alençon, Montauban, et autres villes, explosent des mouvements révolutionnaires et contre-révolutionnaires. Trois jours plus tôt, à Paris, on a entendu dans la nuit du 9 au10 août, sonner le tocsin, couvert par des roulements de tambour, des couplets de haine, des cris, des vociférations, des bruits d'armes, qui continuent à parcourir la ville, puis dans le petit matin, le château des Tuileries a été incendié, sa cour jonchée de morts et de blessés, le Roi et sa famille réfugiés sous la protection de l’Assemblée Législative, qui les a installés, pendant trois jours, dans un tout petit local, la loge du journal de l'Assemblée, le Logographe, et qui vient, ce 13 août, de les abandonner à la Commune de Paris. Ils ont été enfermés dans la petite Tour des Archives de l’enclos du Temple... On ne sait plus qui dirige la France... l'Assemblée ou la Commune provisoire de Paris ?

François-Joseph de La Rochefoucauld n’a pas tort de s’inquiéter, car le pouvoir royal abattu, les révolutionnaires vont s’en prendre, à nouveau, aux membres de l’Eglise, qu’ils persécutent depuis l’automne 1789.

 

En fait, dès le 13 juillet 1789, lorsqu’on entend ouvertement A bas la calotte, que Monseigneur de Juigné, archevêque de Paris est vilipendé, que le couvent des Lazaristes, au faubourg Saint-Denis est saccagé, une attitude hostile à l’Église et au clergé commence à s’installer, mêlant des violences physiques aux violences verbales. Les persécutions sont effectives, à partir du 2 novembre 1789, saisie des biens ecclésiastiques, puis les 13 novembre 1789 et 5 février 1790, déclaration obligatoire des biens des Communautés, le 13 février 1790, abolition des vœux religieux, ce qui veut dire la suppression des ordres religieux, à l’exception des maisons d’éducation, collèges ou séminaires (seuls les membres des Communautés féminines pouvant demeurer dans leur monastère jusqu’à la mort.)

Le 12 juillet 1790, la Constitution Civile du Clergé est votée par l’Assemblée Constituante, malheureusement acceptée par le Roi, le 24 août suivant.


Que faut-il entendre par Constitution Civile du Clergé ?

Il s’agit d’un texte établi unilatéralement par l’Assemblée Constituante (9 juillet 1789-30 septembre 1791) pour organiser une Eglise d’Etat soumise au pouvoir de la Nation par l’intermédiaire de ses représentants.

Le titre I décide la transformation unilatérale des circonscriptions ecclésiastiques, faisant concorder la nouvelle carte des diocèses avec la carte administrative. De ce fait, le nombre des diocèses passe de 128 à 83. On détermine des règles pour les nominations aux cures, on abolit les chapitres, on entoure le pouvoir de l’évêque d’un conseil délibératif, et on limite abusivement ses pouvoirs.

C'est-à-dire que selon le titre II de cette Constitution, l’évêque ne nomme plus aux Offices ecclésiastiques. Ce sont des assemblées de laïcs, par voie de scrutin, qui choisissent un candidat. Le droit de vote est donné à tout citoyen, indépendamment de sa religion. Les élections des évêques sont faites par les assemblées départementales, les élections des curés par les assemblées de district, sans intervention du Pape.

Le titre III - confirme la transformation du Clergé en un corps de fonctionnaires publics rémunérés par le Budget des Cultes créé le 14 avril 1790, puisque les biens du Clergé ont été mis à la disposition de la Nation.

Enfin, le titre IV soumet Evêques et Curés à l’obligation de résidence, les demandes de dispense devant être faites auprès du directoire du département pour l’évêque et auprès du directoire du district pour le curé.

Le 27 novembre 1790, obligation est adressée, sous forme de décret, à tous les fonctionnaires publics, donc évêques, curés, vicaires, prêtres enseignants, de prêter le serment suivant :

« Je jure de veiller avec soin sur les fidèles de la paroisse (ou du diocèse) qui m'est confiée, d'être fidèle à la nation, à la loi, au roi et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le Roi. » 

Le 26 décembre 1790, la Constitution Civile du Clergé fait l’objet d’une loi, qui est ratifiée, avec réticence, par le Roi, qui n’a reçu aucune réponse du Pape Pie VI (1775-1799), à sa question sur ce texte. Les prestations de serment commencent dès le 4 janvier 1791.

Cette dernière loi donne naissance à deux églises rivales, l’église constitutionnelle des Jureurs ou intrus, comprenant sept évêques, dont les plus célèbres sont Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord évêque d’Autun, démissionnaire, Jean-Baptiste Gobel, évêque auxiliaire de Bâle archevêque de Paris, guillotiné, François-Marcel de Loménie de Brienne, coadjuteur de Sens, Evêque de l’Yonne (Il meurt la nuit de son arrestation, alors que son frère, Louis Athanase, Ministre de la Guerre est guillotiné le 10 mai 1794, avec Madame Elisabeth). Les autres sont :

  • Louis de Jarente de Sénas d'Orgeval, évêque d'Orléans, futur évêque du Loiret
  • Charles de La Font de Savine, évêque de Viviers, futur évêque de l'Ardèche
  • Jean-Baptiste Miroudot du Bourgévêque in partibus de Babylone

Ces six évêques consacrent de nouveaux évêques illégitimement élus. Jusqu’au Concordat, il y aura une cinquantaine d’évêques, ainsi nommés. Ils portent le titre d’évêque de (nom du département) - Tableau des évêques constitutionnels de France, de 1791 à 1801, chez Méquignon-Havard,‎ 1827, 57

L’autre église est composée des prêtres Réfractaires ou insermentés et des catholiques qui refusent la Constitution Civile du Clergé. Dans les communautés à forte cohésion, le refus se situe entre 74 et 100 %. A Paris, il s’établit autour de 50 %, sauf à la Sorbonne qui reste attaché à Monseigneur de Juigné et lui envoie une lettre de fidélité. Ni les vicaires généraux, ni le personnel de l’archevêché, ni les supérieurs de séminaires ne signent la Constitution. Dans les paroisses, le comportement est très partagé, reflétant le plus souvent l’esprit révolutionnaire du quartier. A St-Nicolas du Chardonnet, St-Hyppolite, personne ne jura, à St-Sulpice, un seul membre fit défection, alors que le curé de cette paroisse, Mayneaud de Pancemont, faisait l’objet de 9 visites pour arrestation. La Communauté de St Eustache jura à 74 % entrainée par l’abbé Poupard, Confesseur du Roi, probablement sous l’influence de Mirabeau, et celle de St-Merry à 78 %. La nouvelle paroisse du Gros-Caillou jura à 100 %. Beaucoup se rétractèrent tout au long de l’année 1791, dont l’abbé Poupard parti en émigration avec les tantes du Roi, et l’abbé Moufle de Saint-Merry, assassiné le 3 septembre, pendant les massacres de St Firmin, regrettant d’avoir cru à la paix civile.

L’opposition s’est manifestée de diverses façons. Chez les franciscaines, Dames de Ste Elisabeth, qui reçoivent l’ordre donné au clergé de sonner la cloche, au jour et à l’heure de l’Installation de Monseigneur Gobel, le 27 mars 1791, troisième dimanche de Carême, la cloche est sonnée par un domestique, et pendant peu de temps. Point de carillon ni de prière à la chapelle ! On ne sait ce que les religieuses ont fait, le dimanche suivant, 3 avril 1791, jour de l’installation des curés de paroisse. Ce qui est certain, c’est qu’elles refusent la venue dans leur monastère du curé de Saint-Nicolas des Champs, que leur décision entraine des représailles de la part du curé accompagné des autorités, le départ de plusieurs dames pensionnaires et de quatre religieuses.

Elles ne furent pas les seules à réagir contre la Constitution Civile du Clergé.

Le clergé s’est senti abandonné, car Monseigneur de Juigné, parti pour la Savoie depuis octobre 1790, ne condamne la Constitution Civile du Clergé, que le 31 décembre suivant. Le Pape Pie VI la condamne encore plus tardivement, les 10 mars et 13 avril 1791, par deux brefs Quod aliquantum et Charitas, la déclarant schismatique, mais il ne ferme pas la porte à ceux qui ont prêté serment, car beaucoup l’ont fait, croyant sauvegarder la paix civile.

 

Face à ce Clergé désemparé, l’assemblée fait preuve d’un comportement intransigeant. Le 29 novembre 1791, un décret porte que Le serment civique sera exigé dans le délai de huit jours. Ceux qui refuseront seront tenus suspects de révolte et recommandés à la surveillance des autorités. Les prêtres non jureurs perdront tout traitement ou pension et pourront être éloignés de leur domicile si des troubles se produisaient à proximité.

La tension ne cesse de monter, l’effigie du Pape est brûlée au Palais-Royal, le Nonce a quitté la France, et beaucoup de prêtres sont montés sur Paris pour se réfugier dans les séminaires et les collèges exceptés de nationalisation, là où ils avaient fait leurs études. Ainsi sont-ils regroupés chez les Cordeliers, à l’Abbaye St-Germain des Prés, chez les Eudistes rue des Postes, chez les Frères de la Doctrine Chrétienne, rue des Fossés-Saint-Victor, dans la Maison des prêtres âgés à Issy-les-Moulineaux.

 

Le 11 août 1792, après l’incendie des Tuileries et l’incertitude sur le sort du Roi, l’Assemblée proclame la patrie en danger. La Commune Insurrectionnelle de Paris prend acte de la prochaine dissolution de l’Assemblée Législative et s’arroge le droit, par son Comité de Surveillance, de rassembler toutes les décisions de police. Cela revient à dire que les hommes les plus sanguinaires, coordonnent l’action des Sections Parisiennes, parmi lesquels, ceux du Luxembourg se distinguent particulièrement. N’ont-ils pas fait un accueil chaleureux aux terribles Marseillais montés à Paris, les invitant à leurs assemblées et demandant aux citoyens de leur offrir asile ? Il est nécessaire que ces derniers restent à Paris, car tout le monde sait de manière implicite qu’une opération dite « de justice » est en préparation pour purger la Capitale, et frapper les gens de terreur, la thèse du complot contre la Nation et la Révolution permettant toutes les exactions.

Ce même jour, 11 août, la Commune fait une proclamation, tous les coupables vont périr sur l’échafaud, et transmet des instructions aux 48 sections de Paris pour procéder à l’arrestation des nobles et des prêtres et les incarcérer soit au séminaire de Saint-Firmin, soit à l’Abbaye, soit à l’église des Carmes, qui deviennent ainsi des prisons. La section du Luxemburg, est présidée, depuis le 30 juin 1792, par le boucher Legendre (celui qui veut couper le corps du Roi, en autant de morceaux qu’il y a de départements !) applaudit et y porte un zèle d’autant plus actif que les maisons religieuses y sont en plus grand nombre que partout ailleurs.

Sous prétexte de trouver des armes, les visites domiciliaires se multiplient. Les rues Cassette, de Vaugirard, des Fossoyeurs, des Aveugles, lieux de refuge de nombreux ecclésiastiques sont l’objet d’investigations minutieuses. Dès le 11 août, 46 prêtres sont arrêtés, de la manière la plus arbitraire qu’il puisse exister, car la loi exige pour sévir contre les prêtres insermentés, les dénonciations de vingt citoyens actifs habitant la même commune. Ce qui n’est le cas pour aucune des arrestations faites ce jour-là. Les ecclésiastiques arrêtés sont conduits au séminaire de Saint Sulpice, très sérieusement encadrés par des gardes, soi-disant pour les protéger d’une foule hostile, comme le stipule le procès-verbal d’arrestation de Monseigneur Du Lau (arrêté le 11août à 11 h du matin avec ses trois domestiques, rue du Petit-Bourbon Saint-Sulpice), Messieurs de la Section du Luxembourg ont déposé au Comité de surveillance des papiers trouvés chez M. Dulau, ci-devant archevêque d’Arles, et qui, attendu les indications qui résultent de ces papiers sur l’esprit incivique du citoyen, l’ont fait arrêter pour éviter l’insurrection du peuple contre lui…. A mesure qu’on les arrête, on pose les scellés sur leur logement et leurs effets. L’abbé Barruel, aumônier de la Princesse de Conti, dans son histoire du Clergé pendant le Révolution Française, rapporte l’arrestation d’un prêtre mourant. Les gens à piques… ne peuvent se résoudre à emporter ce malade… ; sur des ordres toujours plus pressants, ils reviennent une troisième fois & l’entrainent, tout mourant qu’il est, à la Section.

Si on ne trouve pas celui qu’on est venu chercher, on arrête celui qu’on trouve sur place. C’est ce qui se produit lors des recherches faites pour trouver l’abbé Phrénier, prêtre de Saint-Sulpice, les autorités ayant eu connaissance qu’il administre les sacrements aux malades. Averti de son arrestation prochaine, il réussit à s’évader, mais en son absence, on arrête l’abbé de la Pannonie qui se trouve sur les lieux.

A neuf heures du soir, le jour de l’arrestation, ils passent, tous, devant le Comité de la Section du Luxembourg, refusant à nouveau le serment à la Constitution. Malheureusement, les interrogatoires des prisonniers des Carmes ont disparu. Après avoir été fouillés et avoir remis leurs cannes, chacun étant encadré par deux gardes, ils sont conduits, dans l’église des Carmes, rue de Vaugirard. Ordre est donné par le Commissaire Joachim Ceyrat, auvergnat d’origine, professeur de mathématiques, récemment promu juge de paix de la section du Luxembourg, qui les a conduits jusque-là, d’interdire toute communication entre eux. Cet homme est si anticlérical, que le jour de la fête de la déesse Raison, il monte dans la chaire de Saint-Sulpice et défie Dieu de le foudroyer.

 

Si l’église du couvent des Carmes est fermée au culte depuis la mise en application des nouvelles lois, les Carmes déchaux de Saint-Joseph de Vaugirard poursuivent leur vie conventuelle, la Constitution Civile ne touchant pas directement les religieux. Ils résident dans leur monastère, premier couvent de Carmes fondé en France, en 1611, installés par Marie de Médicis. La reine a posé la première pierre de l’église, en 1613, jour de la Saint-Elie, ce qui explique la représentation, sur la calotte de la coupole, du prophète Elie enlevé au ciel sur un char de feu et accueilli par les anges. (Cf. Livre des Rois, ch.2). La scène en trompe-l’œil est complétée par le manteau que jette le prophète, et que son disciple, Elisée, habillé en carme, essaie de saisir, en se penchant au-dessus d’une rambarde. Quatre sculptures de grands Saints dont Ste Thérèse d’Avila et Saint Jean de la Croix ayant une vision du Christ en sa passion portent à la méditation et élèvent l’âme vers les souffrances du Christ.

Pour finir de décrire les lieux, le maître-autel  ferme le sanctuaire et dissimule le chœur des religieux. A sa gauche se trouve une porte qui conduit vers la sacristie et le jardin. Le transept dallé est encadré de plusieurs chapelles. Tel est le décor dans lequel vont vivre les prêtres arrêtés.

L’abbé Berthelet de Barbot, Vicaire général de Mende, survivant, a raconté l’arrivée, Une fois enfermés à église des Carmes, il nous fut défendu de nous parler ; une garde fut mise à côté de nous, et l’on nous apporta pour toute nourriture du pain et de l’eau. C’est ainsi que nous passâmes la première nuit, et jusqu’au cinquième ou sixième jour nous couchâmes sur le pavé de l’église… Chacun passe la nuit, assis sur une chaise, avec interdiction de s’agenouiller, subissant des insultes, des blasphèmes horribles, de dégoutantes obscénités des gardes. Pour nous donner un avant-goût du sort, ils s’avisèrent de monter presque tous à la tribune, de contrefaire les cérémonies de l’église, et de tous les sons lugubres d’une messe des morts, qu’ils chantèrent sur nous.

Que dire des gardes ? Ils se succèdent. Ce sont alternativement des Gardes Nationaux parisiens, et des patriotes, des sans-culottes, ces derniers pouvant être assimilés à des brigands. Les premiers sont supportables, les seconds cruels, ne connaissant pour la plupart qu’injures, sarcasmes, grossièretés, croyant montrer ainsi leur zèle pour la Nation. Quelques temps plus tard, la vie s’étant organisée, les prisonniers demandent à leurs amis de les visiter en fonction du tour de garde des patriotes. Pourtant l’attitude des prisonniers arrive à en apitoyer certains. L’abbé de la Pannonie a raconté qu’il a même été obligé de conseiller la prudence à certains d’entre eux qui se récriaient sur l’injustice de cette détention.

 

En ce début d’août, le nombre de prisonniers s’accroit, on y amenait à chaque heure du jour et de la nuit des hommes âgés ou invalides, plusieurs étaient réduits à une indigence qui ne leur laissait pas même de quoi pourvoir à leur nourriture, manquant de tout.

La vie s’organise peu à peu, dans une atmosphère de grosse chaleur. L’autorisation de célébrer la messe leur est refusée. Aussi disent-ils les prières de la messe, à la même heure que celle qui est célébrée quotidiennement à Rome par Pie VI. Nombre d’entre eux restent prosternés devant l’autel, et comme ils se relaient, l’église devient un lieu d’adoration perpétuelle. L’autorisation est accordée à ceux qui en ont les moyens de faire venir des lits de sangle, des paillasses, ainsi que le nécessaire en nourriture. De nombreux fidèles viennent au secours des Confesseurs de Dieu. L’abbé Barruel, émigré, rapporte la présence d’une bienfaitrice qui ne permit jamais de la nommer, fournit constamment à la nourriture de vingt de ces prêtres, pendant tout le temps de leur captivité. On a peine à imaginer que des amis viennent visiter les prisonniers et que l’église se transforme en véritable ruche. Sur le pavé de la nef et des chapelles jusques au marche-pied des autels, les matelas étaient serrés les uns contre les autres.

Parmi les prêtres arrêtés dans ces premiers jours, se trouvent Monseigneur du Lau d’Allemans, archevêque d’Arles, député aux Etats-Généraux qui comptent parmi les prélats les plus respectés de France, ayant de grandes difficultés pour marcher, son grand vicaire, M. Foucauld de Pontbriand et son valet de chambre, Lafaypas, n’ont pas voulu le quitter. Autres personnalité, les deux évêques de La Rochefoucauld. Leur arrestation a été particulièrement émouvante. Seul François-Joseph, évêque de Beauvais doit être arrêté, mais son frère Louis, évêque de Saintes qui partage le même appartement, exige d’être arrêté avec son ainé. Voici les paroles qu’il aurait prononcées, puisque son amour pour la Religion et son horreur pour le parjure sont tout son crime, je vous supplie de croire que je ne suis pas moins coupable. Il me serait d’ailleurs impossible de voir mon frère conduit en prison, et de ne pas aller lui tenir compagnie. Je demande à y être conduit avec lui. Parmi les autres prêtres arrêtés en ces premiers jours se trouve l’abbé Hébert, Supérieur des Eudistes, confesseur du Roi depuis 1791, rescapé du château des Tuileries. Dès le 8 janvier 1791, ce dernier pensait à une mort violente, ainsi qu’il l’écrivait dans son testament, je ne consentirai jamais à faire le serment civique… si, ce qui pourra bien arriver, je meurs d’une mort violente, je pardonne de tout mon cœur à celui ou ceux qui m’ôteront la vie ; et si c’est à l’occasion de refus de prêter le serment civique, je serai si reconnaissant envers ceux qui auront eu la bonté de me procurer une mort si violente, que je prie instamment M. de Gournay, mon exécuteur testamentaire, de donner ma montre à celui qui m’aura porté le coup de mort…(Ms 287 A.N. )

Sont arrêtés l’abbé Lacan, aumônier de l’hôpital de la Pitié, l’abbé Guyard, chapelain des Dames de la Miséricorde, mais aussi l’abbé Rossé, Vicaire de Niort. On arrête même les étrangers, le Père Morel est suisse, capucin venu en France pour étudier les langues orientales, qui est mis en arrestation après avoir administré les sacrements à un moribond sur la paroisse de St Sulpice.

 

Ces arrestations ne suffisent pas. Le dimanche 13 août, dans la Section des Sans Culottes (quartier du Jardin des Plantes), la motion d’arrêter tous les prêtres assermentés a été accueillie avec transport. La vague anticléricale déferle, une véritable chasse contre les réfractaires se met en place et se déchaine. Le 14 août 1792, tous les prêtres, jureurs et réfractaires doivent prêter un nouveau serment dit de Liberté-Egalité « Je jure d'être fidèle à la nation et de maintenir la liberté et l'égalité ou de mourir en les défendant » Ceux qui ne le feront pas dans les 15 jours seront exilés. Le député Isnard affirme qu’il faut renvoyer ces pestiférés dans les Lazarets de Rome et d’Italie.

Les prêtres et séminaristes de Saint-Nicolas du Chardonnet sont arrêtés et rejoignent 18 autres prêtres de St Firmin. Ceux de l’abbaye Saint-Victor, de l’hôpital des enfants trouvés, de l’Hôtel-Dieu, sont également arrêtés, la populace prêtant main-forte aux représentants des sections.

Pendant le même temps, les prêtres entassés dans l’église des Carmes, adoptent une attitude calme, abîmés dans la prière, parlant du bonheur de se voir captifs pour Jésus-Christ. Tous semblent s’amuser du comportement de leurs gardes, qui font l’appel deux fois par jour, qui fouillent avec leurs sabres le pain, la viande et autres mets qu’on leur apporte, de l’attitude farouche des gardes qui rôdent autour d’eux, alors qu’ils sont sans armes et se glorifient d’être captifs pour Dieu.

La promiscuité dans un lieu si étroit d’un tel nombre d’hommes et de gardes est telle que le médecin civique, nommé par la Commune, craignant la contagion en cas de maladie infectieuse, demande l’autorisation de laisser les prisonniers se promener dans le jardin du couvent. Ce qui est accordé à raison d’une heure le matin et d’une autre l’après-midi, parfois tous ensemble, parfois par moitié selon le caprice des gardes. Ces promenades les conduisent au fond du jardin, vers un oratoire où se trouve une statue de la Vierge, auprès de laquelle ils se ressourcent dans la prière, avant d’aller lire leur bréviaire ou quelques textes de l’Écriture Sainte, ou bien tout simplement de parler entre eux.

Certains prisonniers sont plus renommés que d’autres et ont retenu l’attention des mémorialistes. Ainsi, l’abbé de Lubersac, aumônier de Madame Victoire, revenu d’émigration, l’archevêque d’Arles, dès son arrivée aux Carmes a été écarté du groupe, contraint de s’assoir devant la grille face à la principale sentinelle. Il est resté plusieurs jours sans lit, donnant le sien à un malade, soulageant les uns et les autres. Son attitude bienveillante et la déférence que les autres lui marquent en font un objet de railleries pour les gardes, particulièrement d’un gendarme qui lui souffle sa fumée au visage et ne s’arrête que devant le changement de place et la patience de l’évêque. On raconte qu’un prisonnier s’étant réveillé en sursaut au milieu de la nuit, allant trouver Monseigneur Du Lau pour lui dire Monseigneur, voilà les assassins, l’archevêque répond tranquillement Eh bien, si le bon Dieu demande notre vie, le sacrifice doit être tout fait ; et sur ces paroles, il se rendort. Louis de La Rochefoucauld se fait remarquer, par son affabilité, sa disponibilité envers les nouveaux arrivants, ainsi qu’en font foi les propos d’un survivant, je ne me souvenais plus de mes peines, lorsque je voyais Monseigneur l’Evêque de Saintes s’approcher de moi avec un air de calme et de gaieté, qui me faisait douter s’il était au nombre des prisonniers.

 

La nuit du 15 août, tard dans la nuit, des cris de populace créent l’effroi parmi les prisonniers croyant que le moment du sacrifice est arrivé. Au son des roulements de tambour et du ça ira, la porte s’ouvre livrant passage à une troupe d’hommes âgés et de très jeunes hommes, conduit par un hercule appelé Le foudroyant, le terrible Lazowski, vêtu de bleu, à la tête de son bataillon des Gobelins et des fédérés brestois, agissant au nom de la Nation souveraine et absolue. Résidant à Issy les Moulineaux et craignant que le Maire ne fasse pas arrêter les prêtres non jureurs, il usurpe tous les pouvoirs au nom de la Commune. A l’heure de la récréation des prêtres et séminaristes, ses hommes armés ont envahi la Maison de campagne du noviciat de Saint-Sulpice, ont arrêté maîtres et étudiants, auxquels ils ont adjoint huit ou neuf résidents de la maison de retraite des prêtres âgés, Maison de Saint François de Sales, dont le Supérieur, Jacques, Alexandre Ménuret semble bien las. Beaucoup ont la perruque de travers, un pauvre infirme, l’abbé Allain de Lespine, atteint d’un tremblement convulsif, soutenu par les autres, ayant du mal à marcher, meurtri par les coups des baïonnettes, arrive à bout de force, prêt à rendre l’âme.

Ils ne sont pas les seuls, aussi deux jeunes curés, Messieurs Auzurel et Fronteau, se dévouent aux nouveaux prisonniers pour faciliter leur accoutumance aux lieux et à la vie quotidienne. On trouve également des hommes qui n’auraient pas dû être arrêtés, car n’étant pas ordonnés, ils n’avaient pas à prononcer le serment. Parmi ceux-ci, il faut nommer le jeune Ravinel, 23 ans, qui avait été ordonné diacre par Louis de La Rochefoucauld, deux mois auparavant, et son ami, le jeune Luzardières, des séminaristes du diocèse de l’évêque de Saintes, parmi lesquels, Richard et François de Meschinet, ce dernier supportant mal la captivité.

 

Après le 15 août, sont arrivés aux Carmes François Lefranc, Vicaire Général de Coutances, Eudiste très érudit, accompagné de 9 Eudistes qui retrouvent leur Supérieur (le Père Hébert), les aumôniers des hôpitaux de Paris, Janin, Chapelain de la Salpétrière, Nicolas Clairet, Chapelain de l’hôpital des Incurables (Laënnec), Louis-Laurent Gaultier, qui dit la messe aux Incurables, prêtre envoyé par le curé de Saint-Sulpice pour assister Voltaire mourant, tenter de le convertir, et qui a reçu sa confession, 6 aumôniers de religieuses, Jean Charton de Millou, jésuite chargé de la direction des religieuses du Saint-Sacrement, rue Cassette, Vincent-Joseph Le Rousseau, aumônier des Visitandines de la rue du Bac, Mathurin-Nicolas Le Bous de Villeneuve de la Villecrohain, aumônier des Bénédictines de la rue de Bellechasse, Séverin Girault, directeur des Dames de Ste Elisabeth, les deux aumôniers des Ursulines de la rue Saint-Jacques, Louis-Thomas Bonnotte et Antoine Noguier, et de nombreux prêtres des diverses paroisses de Paris.

Cent soixante prêtres sont ainsi enfermés aux Carmes, alors que quatre-vingt-douze autres sont enfermés à St Firmin, et quarante-cinq dans d’autres prisons. La haine dont la société les entoure se résume dans cette phrase de Diderot, Quand verrai-je le dernier des Rois étranglé avec les boyaux du dernier des Prêtres !

 

Cette haine se manifeste, encore, par toutes sortes de nouveaux décrets antireligieux votés par l’Assemblée. Le 18 août, c’est la suppression du costume religieux en dehors des cérémonies, ce qui signifie la suppression des Communautés, enfin le 26 août, le décret de déportation des insermentés tenus au serment est proclamé, Tous les ecclésiastiques qui étant assujettis au serment prescrit par la loi du 26 décembre 1790 et celle du 17 avril 1791, ne l’ont pas prêté, ou qui, après l’avoir prêté, l’ont rétracté, et ont persisté dans leur rétractation, seront tenus de sortir sous huit jours, des limites du District et du Département de leur résidence, et dans la quinzaine hors du Royaume.

Suivent les conditions à remplir. Se présenter devant le directoire du District, ou la Municipalité de résidence, pour dire le pays dans lequel on désire se rendre, y recevoir un passeport et connaitre le délai accordé avant le départ. En cas de non-respect de ces conditions, la déportation est assurée. Des vaisseaux seront équipés et armés pour les transports, et les frais seront supportés par le trésor public. Tout Ecclésiastique qui reviendrait en France, connaitrait une détention de dix ans. Sont dispensés des dispositions précédentes, les infirmes contrôlés par un officier de santé et les sexagénaires, qui seront regroupés dans une maison commune sous contrôle de la Municipalité.

Le décret de déportation déplait fortement à la Commune de Paris, qui le trouve trop doux. Manuel rassemble le Conseil secret des Municipes, comprenant Marat, Panis, Legendre, et tous rejetant la déportation, décident la mort. Le bourreau convoqué affirme qu’il ne pourra faire tomber qu’un certain nombre de têtes, qui semble insuffisant. Aussi la décision d’une exécution différente est-elle retenue. Nous venons de prendre une décision terrible mais nécessaire dira un des membres du Conseil.

Manuel, Procureur de la Commune, se rend aux Carmes pour compter les prisonniers. Il en fait libérer neuf qui ne sont pas prêtres, parmi lesquels, le journaliste Duplain, le domestique de Monseigneur du Lau, Lafaypas. Lorsque l’abbé Salins, Chanoine de Couzerans, lui demande s’il connaissait quelque terme à leur captivité, Manuel répond : Il y a un jury établi pour vous juger, mais on a commencé par les plus grands criminels ; vous viendrez à votre tour. On ne vous croit pas tous également coupables ; on relâchera les innocents.

Devant l’insistance du chanoine, qui montre les pauvres vieillards, en insistant : Si vous nous accusez de conspiration, voyez ces personnages-là. N’ont-ils pas l’air de redoutables conjurés !

Manuel ne se démonte pas et répond simplement : Votre déportation est résolue et il leur promet une pension pour ne pas être à charge de la terre d’asile. Il autorise la promenade dans le jardin, qui était interdite depuis quelques jours. Cet ordre redonne confiance à certains prisonniers. Lorsque Manuel reparait le mercredi 29 août, soit quatre jours avant celui des massacres, il joue la comédie, se montre affable, répond aux questions des prêtres. En fait, il est venu pour compter à nouveau les prisonniers. Il affirme que le décret de la déportation est prêt : Vous y gagnerez et nous aussi. Vous jouirez de la tranquillité de votre culte et nous cesserons de le craindre.

A la question de savoir quels objets il fallait emporter, il répond, cynique : Ne vous en mettez pas en peine, vous serez toujours plus riches que Jésus-Christ, qui n’avait pas où reposer la tête. Ces propos sont contradictoires avec ceux qu’ils formulaient quelques jours plus tôt. On ne parle plus d’exil ni d’argent !

Le vendredi, le décret n’est toujours pas affiché. Certains prisonniers y croient encore, alors que d’autres commencent à douter sérieusement de la réalité des propos du Procureur de la Commune. Les évêques de La Rochefoucauld donnent ordre à leurs domestiques de payer leurs dettes et d’en rapporter les quittances. L’inquiétude s’accentue lorsque la fouille est faite deux fois dans la journée, que l’église est dépouillée de tous ses ornements divins, particulièrement les autels. Ce qui ne peut être retiré est arraché. On brise un crucifix qui ne peut être enlevé. Les prêtres le remplacent par un crucifix de bois échappé au massacre, et le placent sur le Maître-autel.

Enfin, vers onze heures du soir, alors que la plupart ont trouvé le sommeil, Pétion et Manuel leur font signifier le décret de déportation.

 

Ceux qui n’ont aucune confiance dans les agissements du Procureur ont raison. Le vendredi 30 août dans l’après-midi, la Commune a fait creuser une large fosse dans le cimetière de Vaugirard et a payé ce travail 300 livres, selon les déclarations de la femme d’un fossoyeur de Saint-Sulpice. Déclaration, apparemment, digne de foi, selon Alexandre Sorel, qui a écrit une étude approfondie sur le sujet, parue en 1864.

Tout le monde est au courant de ce qui se prépare. Certains ont le courage d’avertir les autorités. Ainsi Mathieu, curé jureur de Saint Sulpice, avait écrit, dès le 11 août, l’an IV de la liberté, à Pétion, Maire de Paris, Monsieur, Je crois qu’il est essentiel de vous prévenir que l’on se propose de fondre, demain dimanche, sur tous les prêtres réfractaires qui ont coutume de dire la messe dans les différentes communautés religieuses qui se trouvent dans l’étendue de la paroisse que l’assemblée électorale vient, à votre recommandation, de confier à mes soins ; pour éviter tout malheur, tout scandale, toute effusion de sang humain, ne serait-il pas à propos que vous donnassiez des ordres pour fermer les portes de ces églises ?

La lettre du curé Mathieu annonçait les rafles du dimanche 15 août et elle est classée le 18 août, par un administrateur de police, avec la mention, Cet avis n’a plus d’objet. En effet 160 prêtres sont entassés dans l’église des Carmes, 92 à Saint-Firmin, plus de 50 dans d’autres prisons.

La situation extérieure de la France est dramatique, prise de Longwy, siège de Verdun par l’armée de Brunswick. Danton décide qu’il faut que la France se soulève tout entière, mais qu’il faut commencer par se défaire de tous ceux qui sont entassés dans les prisons et le jour retenu est le dimanche 2 septembre. Aussi quand Grandpré, administrateur des prisons, averti par certains de ce qui se prépare, ignorant les manigances du pouvoir, prévient Danton, Ministre de la Justice, ce dernier lui répond, Je me fous bien des prisonniers, qu’ils deviennent ce qu’ils pourront.

 

Aux Carmes, le samedi 31 août se passe dans l’attente des ordres du Maire de Paris, pour l’organisation du départ. Chacun prend conscience du danger. Un certain Letourneur (qui a laissé des souvenirs inédits conservés chez des particuliers) rapporte aux ecclésiastiques de sa connaissance que dans Paris, la rumeur colporte leur déportation, c’est alors que l’abbé Jean-Baptiste Tessier lui répond, Non, mon enfant, nous ne sortirons pas d’ici ! Tous se confessent, et renouvellent l’assurance qu’en aucun cas, ils ne prêteront serment à la Constitution Civile du Clergé. A l’extérieur du couvent, les murs sont placardés d’un appel aux armes pour sauver la patrie en danger

Le dimanche, la promenade du matin est retardée, surveillée avec plus de vigilance, la relève de la garde se déroule plus tôt que d’habitude, le repas se déroule normalement ponctué par les promesses des gardes, lorsque vous sortirez, on vous rendra à chacun, ce qui vous appartient. Un appel nominal est fait à la fin du repas par un commissaire de la section, contrairement à l’habitude, car c’était un des hommes proches de Monseigneur du Lau qui le faisait. Les gardes plus nombreux que d’habitude ne portent pas d’uniforme, ils sont armés de piques et coiffés du bonnet rouge. Seul le commandant est en tenue de garde national. La promenade de l’après-midi n’est autorisée que vers 16 heures, et contre l’usage il est exigé que tous, vieillards, infirmes et ceux qui restent d’habitude pour prier, sortent dans le jardin.

Ce dernier est un carré divisé en quatre parties, par des allées sablées, au centre desquelles se trouve un bassin circulaire. Le jardin est limité, au midi par les murs et à l’ouest par d’autres jardins et dépendances du couvent des Carmes, au nord par ceux de la Communauté des Filles du Saint-Sacrement, à l’est par les maisons de la rue Cassette. Au nord et à l’est de larges allées ombragées longent les murs. Au fond, à l’angle nord se trouve l’oratoire avec quelques bancs de bois. Il s’agit d’une chapelle ouverte, soutenue par des barreaux. Les religieux ont pour habitude d’y venir se reposer, s’abriter de la chaleur, et prier la Vierge.

Ce dimanche 2 septembre, les religieux se dispersent par groupes, se promenant dans les allées latérales, se rendant à l’oratoire, qui, de manière inhabituelle, est fermé. Des ordres sont donnés pour en ouvrir la porte. Seul le Révérend Girault, Confesseur des Dames de Ste-Elisabeth, s’isole et s’assoit devant le bassin pour lire son bréviaire.

 

Pendant ce temps-là, dans l’église St-Sulpice se tient l’assemblée générale de la section du Luxembourg, et l’enrôlement de volontaires. Malgré la sagesse de certains qui à l’instar de l’horloger Carcel, argumentent en signalant que tout le monde n’est pas coupable, Joachim Ceyrat, celui-là même qui a conduit les prêtres aux Carmes le 11 août, clame Tous ceux qui sont aux Carmes sont coupables et il est temps que le peuple en fasse justice. Trois commissaires choisis dans cette assemblée sont envoyés à la Commune pour lui communiquer ce vœu et agir de manière uniforme. L’un des commissaires, Lohier, demande comment on entend se débarrasser des prisonniers, Par la mort ! s’écrient le président et plusieurs citoyens. (Archives du Palais de Justice – dossier des septembriseurs)

A ces mots, tous les esprits échauffés et surtout les fédérés marseillais s’élancent comme des furieux en direction des Carmes. L’horloger Carcel se rend immédiatement dans la rue Palatine, voisine, où stationne la Garde Nationale, et demande à son Commandant, le citoyen Tanche, de rassembler des hommes pour venir au secours des prisonniers. Sans effet. Pour une très bonne raison. Le citoyen Tanche a eu connaissance par une députation de la section Poissonnière, d’un arrêté de ladite section, par lequel, considérant les dangers éminents de la patrie et les manœuvres infernales des prêtres, elle arrête que tous les prêtres et personnes suspectes enfermés dans les prisons de Paris, d’Orléans et autres, seront mis à mort.

 

Les forcenés, arrivés rue de Vaugirard, envahissent le couvent des Carmes, les corridors, chaque pièce, brandissant des sabres et des baïonnettes, proférant injures et cris sanguinaires. Les malheureux détenus gagnent le fond du jardin, se dissimulant sous les charmilles ou dans l’oratoire. Seul, le Révérend Girault, assis devant le bassin, pour lire son bréviaire, est tellement abîmé dans la prière qu’il ne bouge pas.

Il est un peu moins de quatre heures quand d’autres cris se font entendre. Ce sont ceux des misérables, enivrés de vin et de sang, qui ont accompli des tueries à l’Abbaye et qui rejoignent ceux qui ont envahi les Carmes. A un signal convenu, tous enfoncent la porte du jardin, se divisent en deux groupes et les armes à la main, se précipitent à la poursuite des prêtres. Le premier groupe rencontre l’abbé Girault. L’abbé Bardet, survivant du massacre raconte le meurtre de ce premier martyr : Je l’ai vu frappé à coups de sabre à la tête, et dès qu’il fut tombé, deux autres armés de piques vinrent le percer. C’est le seul que j’ai vu massacrer. L’abbé François Salins de Niart, ancien officier entré dans les Ordres, Chanoine de Saint-Lizier, se précipite au secours du Père Girault, et reçoit un coup de fusil qui le tue.

Le second groupe de forcenés se dirige vers l’oratoire, aperçoit Monsieur de la Pannonie et lui demande : Est-ce toi qui es archevêque d’Arles ? Comme il ne répond qu’en baissant les yeux et en joignant les mains, les assassins se tournent vers Monseigneur du Lau : C’est donc, toi ? - Oui. - C’est toi qui as fait verser le sang de tant de patriotes dans la ville d’Arles ? - Je n’ai jamais fait de mal à personne. - Eh bien, je vais t’en faire, moi, dit un des forcenés en lui assenant deux coups de sabre sur la tête. En voulant se protéger du bras et de la main, sa main droite est coupée et un quatrième coup le laisse sans connaissance. Un des hommes lui traverse la poitrine d’une pique et posant le pied sur le corps de la victime, lui arrache sa montre et la présente comme un trophée. Tous continuent à pousser des cris abominables.

Aux prêtres réfugiés dans l’oratoire, l’abbé Despréz, Vicaire Général de Paris depuis 1789, Membre de la Société du Cœur de Jésus avec le Père Pierre-Joseph de Clorivière, s’adresse aux prêtres réfugiés dans l’oratoire : Nous ne pouvons être mieux qu’au pied de la croix pour faire à Dieu le sacrifice de notre vie ! Aussitôt, tous s’agenouillent et se donnent mutuellement l’absolution. Les assassins les trouvent ainsi et en tuent la majorité. Pierre-Joseph de La Rochefoucauld reçoit un coup de fusil qui lui fracasse la cuisse, tombe mais ne meurt pas, il commence à agoniser.

D’autres prêtres sont blessés ou tués dans le jardin, Monsieur Hébért, Supérieur des Eudistes est atteint à l’épaule, Monsieur Gallais, Supérieur du séminaire des Robertins, est atteint à la jambe alors qu’il franchit le mur du fond du jardin.

 

Ce premier massacre dure pendant un quart d’heure, lorsque la voix du Commandant de Poste donne l’ordre à tous les prêtres de rentrer dans l’église. A ses côtés se tient un commissaire nommé Violette, qui a pour mission, donnée par la section du Luxembourg, d’empêcher les massacres. En même temps, on entend les cris de la bande du cruel Maillard : Arrêtez, c’est trop tôt, ce n’est pas ainsi qu’il faut s’y prendre. Les malheureux prêtres s’agglutinent au pied de l’escalier devant un terrifiant mur de piques et de visages déformés par la haine. En entrant dans l’église, la plupart se regroupent derrière l’autel, trois arrivent à se cacher dans la nef, deux dans le couloir qui va à la chaire, un se cache entre deux matelas. Deux autres ont pu se réfugier dans les combles en passant par les commodités et rapporteront qu’aucun cri n’a échappé aux victimes.

Les bourreaux essaient à deux reprises de forcer l’entrée de l’église arrêtés par l’officier de poste et les gardes. Les événements sont confus. Suivant l’abbé de la Pannonie, le Commissaire Violette vient s’établir avec une table et le registre d’écrou de la prison des Carmes, près de la porte qui ouvre sur le perron de l’escalier du jardin. Il aurait fait venir les prêtres deux à deux pour s’assurer de leur identité et du refus du serment, puis les aurait fait passer dans le corridor qui conduit à l’escalier du jardin où les attendaient leurs assassins qui les tuent au cri de Vive la Nation. Un autre récit dit que les forcenés établirent une barrière dans la nef pour empêcher toute fuite, puis se saisirent des prêtres deux par deux et les firent passer ainsi vers l’escalier du jardin.

Quoi qu’il en soit, chaque prêtre s’est levé à l’appel de son nom et s’est dirigé vers le martyre dans le plus grand calme. L’abbé Gallais, économe des prisonniers, remet au Commissaire Violette les 325 livres qui lui ont été remises pour régler la somme due au traiteur, un certain Langlais, et dont il est dépositaire, puis il tend sa montre et son portefeuille : Veuillez en consacrer la valeur au soulagement des pauvres.

Quand Louis de La Rochefoucauld, évêque de Saintes, est appelé, il espère que son frère blessé sera épargné. Il a voulu l’accompagner jusqu’au bout, en refusant de s’échapper en revêtant les habits apportés par son domestique, Becquerel, ou encore la main tendue par l’abbé Vialar pour enjamber le mur du jardin. Il est tué avant son frère. Il ne saura pas qu’on a traîné François-Joseph, jusqu’à la mort, ce dernier ne pouvant marcher à cause de sa blessure, je ne refuse pas de mourir comme les autres ; mais vous voyez que je ne puis marcher. Ayez, je vous prie, la charité de me soutenir et de m’aider vous-mêmes à me porter où vous voulez que j’aille. On le traina jusqu’à l’escalier du perron.

Un laïc, officier de cavalerie, Régis de Valfons, a été arrêté en raison de son intimité avec l’abbé Guilleminet, prêtre de Saint-Roch, son confesseur et ami. Interrogé, après avoir donné son nom, il affirme n’avoir pour profession que celle de catholique, apostolique et romaine. Il demande à mourir auprès du saint prêtre à qui il doit après Dieu, les sentiments de religion dont il est pénétré.

Tout semble terminé à 5 heures.

Ensuite, les assassins se dirigent vers l’Abbaye pour se joindre à ceux qui continuent les massacres en ces lieux.

Pourtant, un dernier meurtre a lieu à 9 h du soir. L’abbé Dubray, prêtre sacristain de la Communauté de Saint-Sulpice, caché entre deux matelas, suite à un mouvement qu’il a dû faire pour respirer, a été repéré par les gardes qui occupent encore les lieux et qui le tuent.

L’abbé Bardet, ancien curé de La Ferté-Allais, arrêté le 21 août a raconté une partie de l’incarcération aux Carmes et les massacres du 2 septembre, en vingt pages déposées aux Archives de France de la Compagnie de Jésus. Il raconte qu’il a pu en réchapper, ainsi que d’autres, dont l’abbé de l’Épine, grâce à la compassion de certains gardes. L’un d’eux déchira la soutane de l’abbé de l’Épine et lui fit enfiler l’habit d’un de ses camarades.

Le 3 septembre, Daubanel, secrétaire de Joachim Ceyrat de la Section du Luxembourg est chargé de l’évacuation des cadavres. On a dit que certains avaient été enterrés à la Tombe-Issoire. C’est faux, divers documents et les procès-verbaux de la Section du Luxembourg des 3 et 10 septembre 1792, conservés au Palais de Justice de Paris, dossier "Les Septembriseurs", ne laissent aucun doute. Les prêtres massacrés aux Carmes ont été enterrés au cimetière de Vaugirard. Que devinrent leurs dépouilles répertoriées le 10 septembre, composés de plus de 40 montres et d’argent, le tout s’élevant à 30 846 livres. Il est plus que probable qu’elles ont été gardées par Daubanel et Ceyrat.

Cette folie meurtrière s’est déroulée sur six jours, se terminant le 7 septembre. Aux Carmes, le massacre a duré deux heures et a fait 115 morts ; à l’Abbaye, 41 heures et entre 139/179 morts ; à la Conciergerie 9 heures et 250/350 morts ; à la Grande Force, 100 heures et 160 morts ; à la Petite Force, 3 matinées, 1 mort ; à St Firmin, 2 heures, 77 morts ; aux Bernardins, 5 heures, 73 morts ; à Bicêtre, 7 heures, 162/172 morts ; à la Salpétrière, 2 heures, 35 morts. Les prêtres étaient enfermés aux Carmes, à Saint-Firmin, à l’Abbaye et à la Force. 115 prêtres périrent aux Carmes, 23 à l’Abbaye, 3 à la Force. Nombreux furent massacrés dans d’autres villes de France.

Les massacrés des Carmes ont fait partie des 191 martyrs de septembre 1792 qui ont été béatifiés le 17 octobre 1926 par le Pape Pie XI. Les preuves ont manqué pour 22 prêtres. L’association des Martyrs de Septembre a pour tâche d’en perpétuer le souvenir, lors d’une célébration annuelle. Elle se trouve 70 rue de Vaugirard à Paris.  

                                                         Dominique Sabourdin-Perrin

                                                     (Les Confesseurs de Dieu – L’Harmattan)

 

Sources

Histoire du Clergé pendant la Révolution Française - Abbé Barruel -1794 Londres ;

Mémoires sur les Journées de Septembre – 1823 ;

Le Couvent des Carmes et le Séminaire de Saint-Sulpice pendant la Terreur – Alexandre Sorel 1864 ;

Deux victimes des Septembriseurs : Pierre-Louis de La Rochefoucauld, dernier évêque de Saintes, et son frère évêque de Beauvais – Louis Audiat - 1897

1792 – Les Massacres de Septembre (Les Carmes, l’Abbaye, Saint-Firmin) – Mairie du VI arrondissement, 11 septembre - 4 octobre 1992